Mouvement "Europe & Laïcité"


  

Etudes et points de vue:
2. L'espace social
(1. La Charte des Langues Régionales)

       
Mise à jour: 19 mars 1999

     
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L'espace social : un concept à promouvoir

par B. Courcelle (Version complète d'un article paru dans Europe & Laïcité no 157)

Merci d'. Elles seront publiées sur cette page.


Introduction

Dans un article très riche intitulé : Sécularisation, laïcité: sur la singularité du parcours français (1), Marcel Gauchet replace l'émergence de la laïcité et son déclin actuel dans le cadre de l'évolution des rapports entre la société civile et l'Etat.
Cet article montre, entre autres choses, l'insuffisance de l'opposition espace public/espace privé dans les réflexions sur la laïcité. Il met en valeur le rôle de ce que j'appellerai l'espace social, intermédiaire entre l'espace public et l'espace privé.

L'espace public englobe tout ce qui relève de l'Etat: ministères, préfectures, régions, municipalités, et les services publics correspondants: justice, armée, polices, éducation, finance, diplomatie, patrimoine culturel, ainsi que les manifestations officielles, les rencontres entre chefs d'Etats. Il est régi par le "droit public".
L'espace privé recouvre d'une part les intérêts (économiques) privés et d'autre part, tout ce qui concerne la vie privée (famille, relations).
L'espace social englobe les partis politiques, les syndicats, les associations "loi de 1901", les associations cultuelles (définies par la loi de 1905 de séparation de l'Etat et des religions). Avec l'espace privé, il constitue la société civile, qui s'est progressivement dissociée de l'Etat, comme l'explique M. Gauchet dans l'article cité.

L'espace social permet l'expression publique d'opinions personnelles, l'organisation de spectacles, de cérémonies religieuses. La loi de 1905, qui stipule que la République ne reconnaît aucun culte ne renvoit donc pas la pratique religieuse au domaine privé de la vie familiale, mais à l'espace social (régi lui aussi par le "droit privé").
Différents groupes religieux utilisent les ambiguïtés du terme "privé" (2) pour revendiquer une reconnaissance publique de leurs religions, c'est à dire, en fait, plutôt qu'une intégration dans les structures de l'Etat, une prise en charge de leurs cultes sur les fonds publics, auxquels contribuent tous les citoyens, quelles que soient leurs opinions religieuses.
L'espace social est le lieu d'exercice de la citoyenneté et des libertés. Son importance devrait s'accroître avec la diminution de la durée du travail.
Il permet une structuration des courants d'opinion, et en constitue un relais auprès des responsables politiques. Charge à eux de distinguer les associations représentatives de courants d'opinions importants, des lobbies camouflant des intérêts particuliers ou communautaristes. L'existence d'une association ne prouve pas sa représentativité, ni la pertinence de ses options. Son "poids" dépend de ses moyens finaniers, et ... de l'énergie de ses adhérents.
Les associations et leurs représentants ne doivent donc avoir qu'un rôle de conseil. Cela exclut d'emblée leur représentation officielle dans les instances gouvernementales.

Un équilibre nécessaire.

Des lois ont pour objet d'équilibrer les pouvoirs émanant de ces trois espaces.
La laïcité républicaine protège (ou devrait protéger) l'espace public et donc le bien commun de la domination idéologique des lobbies (politiques, économiques ou religieux) et des intérêts privés. D'autre part, l'espace public doit être protégé de menées privées ou associatives néfastes au bien commun: attributions de subventions injustifiées, fraude fiscale, corruption, espionnage, terrorisme. On pourrait citer également, comme exemples de l'appropriation de l'espace public les plages privées et les forêts interdites aux promeneurs pour cause de chasse.
Les lois de défense des libertés d'expression et d'association protègent les particuliers et les associations de l'emprise de l'Etat.
Mais l'Etat n'est pas seul à mettre en danger la liberté d'expression. La censure est de plus en plus le fait de lobbies, religieux en particulier, dotés de puissants moyens et qui tentent d'utiliser (voire de détourner) les lois pour imposer leurs vues. Et c'est paradoxalement au nom de la tolérance qu'ils cherchent à faire appliquer une censure. On pourrait également citer les associations d'homosexuels militants qui pratiquent (aux Etats-Unis) la révélation publique, contre la volonté des intéressés, de leurs préférences sexuelles. Les libertés individuelles sont également mises en danger par ces associations extrémistes.
Bien que protégé par des lois (respect du domicile, des données personnelles, du secret du courrier, de la vie privée), l'espace privé n'est pas hors du contrôle de la justice: la famille n'est pas un espace de non-droit. Le principe du respect de la vie privée ne doit pas empêcher l'Etat de sévir contre les violences familiales.
Le système scolaire public comme privé, relève des trois espaces: l'équilibre y est particulièrement difficile à trouver, du fait d'une part des incertitudes liées au chômage et d'autre part des évolutions en cours de la société (individualisme, consumérisme, remise en cause des valeurs universalistes).

En résumé, un équilibre est à trouver et à maintenir, dans un contexte où les évolutions sont rapides et continuelles. Il est impossible de s'abriter derrière des principes donnant tout le pouvoir à telle ou telle composante.

Cette approche devrait permettre de récuser un certain nombre de demandes qui visent de fait à diminuer la puissance publique au profit de groupes d'intérêts particuliers.
Voyons quelques cas concrets.

La charte européenne des langues régionales et minoritaires.

Rien n'interdit actuellement la pratique des langues visées par cette charte, adoptée par le Conseil de l'Europe en 1992, qu'il est question pour la France de ratifier. (Voir Europe et Laïcité no 156). L'organisation de festivals culturels (qui peuvent être subventionnés sur fonds publics) permet de faire vivre ces langues.
Ce n'est donc pas les cantonner au "domaine privé", à une pratique familiale (voire clandestine comme cela a été le cas par le passé), que de leur refuser une reconnaissance officielle, par exemple pour la rédaction des contrats de travail. La Charte européenne des langues régionales et minoritaires est peut-être justifiée pour certains pays où le multilinguisme est une réalité (tels que la Belgique ou la Suisse). Ce n'est pas le cas de la France, et sa ratification correspondrait à une réduction supplémentaire de l'espace public au profit de lobbies régionalistes, à une destruction, à terme de l'unité de la République, et à un accroissement du juridisme qui imprègne de plus en plus la société.

La non-reconnaissance officielle des religions.

Les lois de 1901 et de 1905 permettent aux groupes religieux les plus divers (y compris les sectes) de se constituer et de pratiquer leurs cultes ouvertement (s'ils le souhaitent). On ne voit pas qu'il soit besoin d'un niveau supplémentaire de reconnaissance.
En fonction du sérieux et de la représentativité de ces associations, les pouvoirs publics les prendront comme interlocuteurs, au même titre que n'importe quelles autres. Mais les religions n'ont pas à avoir de poids particulier, par exemple dans les comités d'éthique. Comme si l'éthique laïque n'intégrait pas toutes les options philosophiques!

Ni les employés de sociétés privées, ni les fonctionnaires ne sont autorisés à manifester leurs convictions politiques ou religieuses, ou à traiter différemment leurs interlocuteurs sur de tels critères dans le cadre de leurs fonctions. La non-reconnaissance officielle des religions ne fait que prolonger ce principe bien admis. On pourrait ajouter qu'il est généralement observé en famille ou dans le cadre des relations amicales, de manière à respecter la diversité des opinions politiques et religieuses.
On ne voit pas pourquoi les religions devraient avoir, dans l'espace public, une reconnaissance qu'elles n'ont pas dans la vie de tous les jours.

Note: L'introduction de jours feriés relatifs à des fêtes religieuses non chrétiennes est parfaitement envisageable sans violer la laïcité et semble compatible avec la diminution de la durée du travail.

Les subventions.

Bien que la loi de 1905 stipule que la République ne subventionne aucun culte, dans la mesure où une partie des versements faits au "denier du culte" donne lieu à déduction fiscale, elle subventionne de fait l'église catholique, tout comme elle subventionne par le même canal Amnesty International, ce qui est raisonnable, mais aussi l'Association des Amis de J. Lejeune, soutien quasi-officiel des commandos anti-IVG, ce qui est scandaleux.
Peut-être faudrait-il revoir de fond en comble les autorisations de subventionnement directes et indirectes de la part des pouvoirs publics, et en faire d'abord un bilan chiffré.
Les salaires des prêtres, pasteurs et rabbins d'Alsace et de Moselle sont payés sur le budget général de l'Etat. Ne pourrait-on pas suggérer, dans un premier temps, que cette charge soit transférée aux régions concernées ? Cela devrait encourager leurs contribuables à réclamer l'application de la loi de 1905 dans ces départements.

Tendances

L'équilibre des pouvoirs des trois "espaces" est en évolution continuelle. Les grandes tendances semblent être les suivantes.

1. Une tendance évidente est le renforcement des droits et protections de l'individu, éventuellement au détriment du pouvoir familial, ainsi que des intérêts privés, très souvent au détriment du bien commun. La parité, le renforcement des droits des minorités, conduisent à (ou traduisent) une modification profonde du concept de citoyenneté.

2. Les associations, partis et syndicats constituant l'espace social ont la force que leur donne la participation des citoyens, pour le meilleur et pour le pire, selon leurs objectifs et leurs actions.
Certaines associations caritatives ou écologistes ont beaucoup d'impact sur l'opinion publique, et le financement d'une "Fondation" peut être, pour une firme privée, une publicité déguisée. L'Etat ne doit pas renoncer à son rôle d'arbitre et les citoyens à leur esprit critique.

3. L'Etat accepte de plus en plus de perdre du pouvoir et des responsabilités au profit de technocrates (banques centrales indépendantes, Commission Européenne), d'associations (aide sociale et humanitaire), d'intérêts privés (privatisations systématiques, réglementations fiscales favorisant l'investissement immobilier privé).
La décentralisation qui n'est pas une mauvaise chose en soi, pose le problème de la détermination du niveau auquel les décisions doivent être prises et exécutées. En d'autres termes il s'agit de faire une application raisonnable du principe de subsidiarité, en fonction du domaine considéré.

Il faut également distinguer les notions de service public et d'entreprise publique, toutes deux de plus en plus contestées.
Un service public peut-être sous tutelle publique directe (justice, police, armée), ou concédé à des entreprises suivant des cahiers de charge, imposant le respect de l'intérêt général.
D'autre part, le recours, pour des services d'intérêt général, aux entreprises privées paraît acceptable lorsqu'il y a réelle possibilité de choix de la part du consommateur: plusieurs compagnies aériennes peuvent desservir une même ligne. (Il reste bien sûr le problème des lignes transversales dont la desserte, même non rentable, est importante au titre du développement équilibré du territoire). Par contre, le consommateur n'a pas le choix de la compagnie distributrice d'électricité ou d'eau. Le service public s'impose dans ces cas.

Pour prolonger ces réflexions, je citerai l'article de M. Gauchet:

"Le plus éclatant des signes du nouvel ordre est le passage au premier plan des droits privés des individus, indépendamment de leur expression citoyenne et de leur conversion politique en volonté générale. [...] la régulation juridique acquiert une place toujours plus considérable aux dépens du domaine de la volonté politique [...] l'Etat tend à se muer en agence de coordination des intérêts particuliers. Non seulement la société civile s'affirme, de la sorte, en dehors de la politique, mais elle en vient à exiger une inscription comme telle dans la sphère publique. [...] La mutation est spécialement saississante dans le cas de l'Ecole, qui, de temple de l'émancipation qu'elle se voulait, se banalise en agence de l'épanouissement personnel. [La sphère publique] est un miroir légitimant de la sphère privée où les différentes composantes de la vie nationale cherchent à se faire reconnaître et à s'assurer de leur identité. [...] Les croyances [religieuses] se muent en identités, ce qui à la fois limite leur portée et les rend intraitables: une croyance se discute, pas une identité qui ne requiert que le respect. [...] 
L'affaiblissement de l'emprise sociale des religions n'empêche pas qu'elles puissent revendiquer avec succès davantage de place dans l'espace public."

Cet article analyse une tendance profonde de l'évolution des sociétés occidentales, et semble tirer un trait sur l'Etat et la laïcité. Il n'évoque guère la nécessité de préserver l'espace public des influences confessionnelles, ni plus généralement, n'envisage la possibilité d'influer sur les évolutions observées.
Devrions-nous nous résigner et ranger dans l'armoire à souvenirs nos convictions battues en brèche, sous les feux croisés des cléricaux de tout poil, des régionalistes et des ultralibéraux ?
L'Histoire n'a que le sens que les hommes lui donnent ; le marxisme était encore vu, il n'y a pas si longtemps, comme "l'horizon indépassable de notre temps".
A nous d'aider le balancier à repartir dans une direction favorable.

Bruno Courcelle

Je publierai ici les commentaires qui me parviendront, je répondrai aux critiques éventuelles. N'hésitez pas à .

(1) dans "Laïcité, fait et à faire", supplément au no 58 de "Les idées en mouvement", Ligue de l'Enseignement, avril 1998, pp. 15-23.

(2) Ce début de phrase avait "sauté" dans la parution sur papier de cet article.

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