L'abandon de la Charte des Langues Régionales

1. Mercredi 23 juin 1999: J. Chirac refuse la révision constitutionnelle qui serait nécessaire pour que la charte soit ratifiée.

D'après une dépêche de Reuters:

[...] Jacques Chirac estime, en s'appuyant sur l'avis du Conseil Constitutionnel que "la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires" va "très au delà" du soutien et de la reconnaissance des langues régionales.
"Dans ces conditions, le président de la République ne souhaite pas prendre l'initiative d'une révision constitutionnelle qui porterait atteinte aux principes fondamentaux de notre République".
Le chef de l'Etat estime néanmoins que les langues régionales contribuent à la "richesse culturelle" du pays et doivent à ce titre "être reconnues et soutenues", "sans qu'il soit nécessaire de modifier (la) constitution et sans remettre en cause l'unité de la Nation".
Il fait ainsi savoir qu'il souhaite "que l'on développe (...) sur une base volontaire", l'enseignement, la connaissance et la pratique de ces langues. [...]

2. Commentaires de B. Courcelle

Il est heureux que Chirac refuse la révision constitutionnelle!
Néanmoins cette affaire est scandaleuse.
Remarquez le "timing" soigneux: on signe le 7 mai, avant les élections européennes du 13 juin. On renonce à la ratification après ces élections, sur avis du Conseil Constitutionnel rendu le 15 juin!
De toutes manières aucun débat n'a été organisé avant la signature. Toujours le "fait du Prince" et le mépris de la démocratie.
Pour des motifs électoralistes ou, au minimum, par lâcheté politique, J. Chirac et L. Jospin ont signé le 7 mai, sans craindre de relancer des discussions "identitaires" dont on sait bien qu'elles n'engendrent que haine et violence.
L'avis du Conseil Constitutionnel aurait du être demandé avant la signature, et non après.
Lorsque L. Jospin demande à J. Chirac de faire réviser la Constitution, il sait que cela sera refusé, et c'est sûrement ce qu'il souhaite pour éviter un débat explosif.

3.Une pétition que nous avions proposée.

Monsieur le Premier Ministre,

Il est question que la France ratifie la Charte Européenne des Langues Régionales ou Minoritaires.
Je vous exprime par cette lettre mon hostilité profonde à cette ratification, hostilité motivée par les raisons suivantes:
1) elle met en danger l'unité de la République Française, et l'égalité des citoyens devant la loi et les services publics,
2) elle induira pour l'Etat des dépenses injustifiées.
3) Enfin, il faut encourager les élèves et étudiants à apprendre les langues des pays européens où ils sont susceptibles de trouver du travail, et non des langues régionales que l'on cherche à faire revivre artificiellement pour la satisfaction d'une poignée d'intellectuels.
Je considère que l'Article 2 de la Constitution qui stipule que le Français est LA langue de la République Française doit être maintenu en l'état.
Je vous prie d'agréer, Monsieur le Premier Ministre, l'expression de mon dévouement à la République.

4. Réponses à des "réactions vives" de lecteurs.

En réaction à la proposition de pétition ci-dessus, j'ai reçu des messages très virulents m'accusant d'être un "nettoyeur ethnique". Je précise donc brièvement quelques points, afin de dissiper les malentendus:

1) Il n'est pas question d'interdire à qui que ce soit de parler ou de publier dans la langue de son choix. De même, la laïcité refuse la reconnaissance des religions par l'Etat, mais permet leur pratique.
2) Comprendre et pratiquer plusieurs langues est une richesse culturelle qu'il ne s'agit pas de contester.
3) Mais rares sont ceux qui peuvent pratiquer de nombreuses langues. Il y a donc des priorités à respecter. C'est conduire les jeunes dans une impasse que de leur faire apprendre une langue régionale, ce qui se fera forcément aux dépens d'une langue largement pratiquée, qui leur serait utile dans leur vie professionnelle.
Ceux qui souhaitent investir du temps dans l'apprentissage d'une langue régionale pourront toujours le faire ultérieurement.
4) Le marché du travail étant ce qu'il est, il faut inciter les étudiants à la mobilité en France et hors de France, et non au repli sur une région d'origine ou d'adoption.
5) L'unicité linguistique française est un acquis de l'école républicaine qu'il ne faut pas brader, même si les méthodes utilisées à l'époque pour l'instaurer sont inacceptables de nos jours. Nous n'encourageons aucun pays à les pratiquer.
6) Les lois, même rédigées en une même langue, sont sujettes à interprétations multiples. Cela serait encore pire s'il fallait confronter des textes (et des jugements qui font jurisprudence) rédigés dans des langues différentes. Des "droits locaux" risqueraient de s'installer (comme c'est le cas en Alsace-Moselle pour d'autres raisons), contrairement au principe républicain de l'unicité des lois, qui s'appuie sur l'unicité linguistique.
7) Nous pensons que la ratification de cette charte est nuisible pour la France, compte tenu de la situation existante. Elle peut être justifiée dans d'autres pays.

B. Courcelle.

Voir aussi en fin de document le communiqué d'E.Pion, président du Mouvement Europe et Laïcité.

5. Pour vous faire plaisir, vous pourrez réécouter G. Brassens vitupérer "Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part"

La ballade des gens qui sont nés quelque part

Ce qu'ils sont plaisants tous ces petits villages
Tous ces bourgs, ces hameaux, ces lieux-dits, ces cités
Avec leurs châteaux-forts, leurs églises, leurs plages
Ils n'ont qu'un seul défaut et c'est être habités
Et c'est d'être habités par des qui regardent
Le reste avec mépris du haut de leurs remparts
La race des chauvins, des porteurs de cocardes
Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part (bis).

Maudits soient ces enfants de leur mère patrie
Empalés une fois pour toute sur leur clocher
Qui vous montrent leurs tours, leurs musées, leur mairie
Vous font voir du pays natal jusqu'à en loucher
Qu'ils sortent de Paris ou de Rome ou de Sète
Ou du diable vauvert ou de Zanzibar
Ou même de Montcuq il s'en flattent mazette
Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part (bis).

[...]

Mon Dieu qu'il ferait bon sur la terre des hommes
Si on n'y rencontrait cette race incongrue
Cette race importune et qui partout foisonne
La race des gens du terroir des gens du cru
Que la vie serait belle en toutes circonstances
Si Vous n'aviez tiré du néant tous ces jobards
Preuve peut-être bien de votre inexistence
Les imbéciles heureux qui sont nés quelque part (bis).


6. Communiqué d'E.Pion.


Nous avons reçu, par courrier électronique, une dizaine de réactions négatives, souvent insultantes, à propos de notre hostilité à la signature par la France de la Charte Européenne des Langues Régionales et de la proposition de courrier ci-dessus.

A contrario, dans toutes les réunions publiques, les tables rondes et les colloques auxquels nous avons été conviés sur ce thème, les auditoires rencontrés, (y compris dans les régions les plus sensibilisées en apparence au problème) ont toujours été très majoritairement hostiles, non aux langues régionales en elles-mêmes, mais aux prétentions contraignantes et revendicatives contenues dans le texte du Conseil de l'Europe. (Rapellons que ce conseil est un organisme non élu, qui ne s'intègre pas aux institutions officielles de l'Union Européenne et qui ne représente pas les mêmes états que le Parlement de Strasbourg, seul légitime.)

Communiqué

Dans le débat sur les langues et dialectes locaux, c'est en nous plaçant du point de vue de l'Europe en construction que nous précisons notre position.
Nous devons aujourd'hui faire face à une double et ardente obligation:
* construire une Europe républicaine, démocratique, solidaire, sociale et laïque, et en même temps,
* empêcher que se diluent et que soient battues en brèche, les valeurs institutionnelles de la République Française.
Ces valeurs sont à bien des égards, et notamment en matière de laïcité, garantes de notre cohésion nationale. Elles constituent l'apport constructif de la France à l'édification communautaire européenne et nous ne saurions y renoncer, ni pour nous-mêmes, ni pour l'Europe en devenir. L'idée républicaine, en tant qu'éthique, est indissociable d'une saine vision de la future Europe.

L'attachement à la "chose publique" (la res-publica) implique, c'est évident (et chacun en est bien d'accord) l'éclosion d'une cohésion citoyenne civiquement harmonieuse. Les fondements de toute citoyenneté sont la volonté de vivre ensemble, le sentiment d'une appartenance à une communauté d'intérêts et les potentialités d'une cohésion culturelle la plus large possible. Or l'Union Européenne souffre à l'évidence d'un handicap culturel de départ: c'est le plurilinguisme qui empêche les éventuels et futurs citoyens européens de se comprendre, de se découvrir, de se connaître et de vivre ensemble en symbiose civique.

Dans l'Europe contemporaine telle qu'elle se présente, une dizaine de langues nationales officielles sont parlées et ce pluralisme de départ obère les chances d'éclosion de toute cohésion citoyenne sans laquelle il n'y aura jamais de véritable conscience civique européenne. C'est un des défis des promoteurs lucides du mouvement européen d'avoir eu conscience de ce handicap, et d'avoir dit, en substance :
"nous pourrons pallier cette indéniable difficulté par le jeu de la culture, de l'instruction et par la pratique d'un bi- ou d'un trilinguisme fondé sur les langues nationales les plus parlées en Europe. Cela permettra aux citoyens d'Europe de se comprendre, aidés en cela par l'apport des technologies nouvelles de communication."

Ce vaste problème ne sera pas aisé à résoudre, tant au niveau de la locution orale qu'en matière d'édition et de productions journalistiques. Le problème est aggravé par le légitime souci, pour de nombreux européens, de ne pas se laisser dominer par une anglophonie envahissante qui mettrait inévitablement l'Europe en état de soumission à l'égard de la culture anglo-américaine. Faute de cette résistance culturelle, les Européens en viendraient inévitablement à se soumettre aux conceptions politiques et économiques anglo-saxonnes et à leur idéologie dominante.

Et certains viennent aujourd'hui nous dire et prétendre que c'est en ré-officialisant des dialectes ancestraux, délaissés en France depuis de multiples décennies, qu'on va enrichir la culture commune des opinions publiques et des peuples européens!
Que deviendra l'indispensable volonté de cohésion citoyenne européenne`?

Quelle aberration, ou quelle inconscience`! Quel avenir civique et professionnel dans l'Europe de demain pour un jeune montagnard ou pêcheur basque, un breton receltisé, une génération insulaire enfermée dans sa corsitude, un Alsacien empêtré dans son dialecte, un savoyard réinventant un patois oublié par l'histoire, une jeunesse méridionale réoccitanisée?
Les uns et les autres redevenus des locuteurs culturellement folklorisés, et privés d'une maîtrise suffisante des langues vivantes étrangères, pourront-ils s'épanouir comme citoyens d'une Europe délivrée de ses barrières frontalières? Est-ce grâce aux vertus des dialectes locaux minoritaires que les jeunes s'intégreront aux réalités socio-professionnelles de l'emploi, telles qu'elles se mettront en place aux quatre coins de l'Europe, ouverte à la mobilité de l'emploi?

"Vivre et mourir dans sa province", est-ce une revendication réaliste et progressiste?

Un autre aspect du problème ne peut être passé sous silence parce qu'il est lourd de conséquences:

Quelle vision de l'Europe se dessine en filigrane de ce mouvement en réalité authentiquement réactionnaire?

Le but recherché est évident et difficilement niable: c'est l'Europe des régions et des sous-régions concurrentes qui se prépare. En fragmentant encore davantage, sur le plan linguistique, l'entité européenne, les règles du dogme libéro-capitaliste se heurteront à une moindre opposition et à des résistances affaiblies parce que fractionnées.

L'encouragement aux résurrections du régionalisme d'antan est le fait de tous ceux qui veulent que disparaissent les spécificités nationales les plus modernes et progressistes, gages et outils de cohésion civique: la laïcité, la sécularisation, la solidarité sociale, les refus des soumissions monétaristes, la promotion des services publics. Consciemment ou non, ils font le jeu de ceux pour qui ces valeurs sont les ennemis à abattre. Sous couvert de récusation (injustifiée) d'un jacobinisme défiguré et caricaturé, on nous célèbre les vertus imaginaires d'un retour du passé, un fractionnement général de la cohésion républicaine. La mosaïque linguistique que nous préparent les régionalistes, sera le meilleur moyen de rendre infirmes sur le plan civique européen les futures générations.
Si, par malheur des législateurs laxistes, avides de grapiller quelques dixièmes dans les sondages d'opinion électorale, se laissaient aller à cette lâche démagogie, pour concurrencer notamment les influences perverses des listes "Chasse, pêche et tradition", ils aggraveraient ainsi inévitablement la déstructuration et la désharmonisation de l'opinion publique.
Veut-on faire de la France une nouuvelle Belgique, aujourd'hui à la veille de l'éclatement ? une nouvelle Yougoslavie ? Veut-on multiplier les désordres irrépressibles tels qu'on les constate en Corse, au pays basque espagnol, et dans quelques autres pays eux aussi menacés ?

Et bien sûr, derrière ce détestable projet, faussement anodin et présenté comme une défense de droits naturels que personne ne nie, derrière cette vaste offensive déstructurisante en France, se dissimule le projet que ne soit surtout pas instituée une législation européenne à caractère républicain, parce que cette perspective est inévitablement liée à la diffusion des idées laïques et de la sécularisation des consciences.
Le fractionnement linguistique est le dernier avatar des intégrismes, des cléricalismes et des communautarismes déstabilisateurs. On voit déjà se profiler toutes les revendications des minorités confessionnelles, ethniques, dogmatiques et sectoïdes qui justifieront leur virulence au nom du droit de leur micro-culture d'enfermement, à être prise en compte non seulement par les états nationaux qu'ils combattent, mais aussi par les institutions européennes qu'ils espèrent gangréner.

La Laïcité est en cette affaire gravement menacée, là où elle existe ainsi que là où son éthique marque des points en Europe. Le retour à la tradition masque souvent la nostalgie du passé et le refus du progrès. Et, bien sûr, la plupart des Eglises, les clergés, les communautaristes de toutes sortes, guettent avec avidité la légalisation officielle des langages fractionnels afin d'accroître leur reconquête des opinions publiques, trop sécularisées à leur goût..

Respectons les usages folkloriques lorsqu'ils sont culturellement épanouissants, mais ne les laissons pas porter atteinte à la prospective républicaine. Les langues minoritaires, d'origines ancestrales ou étrangères, appartiennent à la sphère privée. C'est vrai dans le cadre d'une nation linguistiquement solidaire: ce le sera encore davantage dans une Europe résolue à s'unifier et à s'harmoniser culturellement.

Pour toutes ces raisons de lucidité, de volonté progressiste et d'espérance harmonisatrice, le Mouvement Europe et Laïcité exprime à nouveau son opposition totale et résolue au contenu de la Charte Européenne des Langages Régionales ou Minoritaires. C'est un texte dangereux, incompatible avec les fondements républicains actuels (pour la France) et à venir (pour l'Europe).

Le Conseil de l'Europe (qui est à l'origine de cette Charte) n'est pas le Parlement Européen. Il n'est pas une instance élue et ses composantes ne correspondent pas à celles de l'Union Européenne. Ses incitations et ses suggestions sont dénuées de tout caractère d'obligation dans leur éventuelle mise en pratique.

La démocratie européenne et la citoyenneté républicaine qui se cherchent ne doivent pas se laisser dénaturer par des improvisations irresponsables.

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